La fille du parc  de J.Guillaume

 

8h01 : Comme tous les jours de la semaine, Adrien montait dans le métro Quai Saint-Louis pour se rendre au siège de son entreprise « Fast and Net ». Travailleur modèle, employé zélé, Adrien était très apprécié pour sa serviabilité, son empathie et son efficacité.

« – Bonjour Monsieur le Président, je vous salue respectueusement. A vos ordres, Monsieur le directeur, ce sera fait tout à l’heure… ». Se comportant toujours ainsi, il passait son temps à dire « oui ».

                La vie d’Adrien était réglée comme du papier à musique. Chaque matin, après sa douche, il trempait son croissant dans le café brûlant, achetait son journal qu’il lisait dans le métro et arrivait ponctuel au boulot. Toute la matinée, il travaillait d’arrache-pied, s’efforçant, à chaque instant, de faire plaisir à autrui. A midi, il courait à la cantine pour avaler un sandwich et puis de nouveau, jusqu’à 18h, le bureau. Tous les mercredis, Adrien aimait se balader dans le parc non loin de son entreprise. C’est le seul moment de la semaine où le jeune homme s’octroyait un peu de temps pour se resourcer. Il s’achetait une gaufre chaude et la dégustait toujours sur le même banc, observant le même paysage. Il aimait ce moment de quiétude mais ressentait en même temps un manque, un vide en lui, comme si sa vie ne lui appartenait pas… Ce n’est pas qu’il n’aimait pas sa vie mais il avait l’impression de la vivre en observateur, de manière neutre et détachée, jamais « avec ses tripes » : l’envie, la passion, la joie intense d’une certaine satisfaction de lui-même lui faisait défaut.

                Adrien savait pertinemment qu’il se laissait parfois marcher sur les pieds, il avait d’ailleurs manqué certaines opportunités à cause de ça. Certains de ses collègues s’étaient accordés ses mérites et lui, était toujours resté là, sans rien dire, peur de décevoir. Le fait de dire « oui » à tous l’acculait et le mettait souvent dans des positions inconfortables. Il privilégiait le bonheur de l’autre plutôt que le sien de peur d’être abandonné, de ne plus être aimé si bien qu’il s’était perdu lui-même : « Qui était-il ? Que voulait-il au fond ? Qu’aimait-il ? ». Il ne le savait plus. Il avait l’impression de passer à côté de sa vie, d’avoir oublié qui il était, de finalement s’être abandonné lui-même.

                Un jour de printemps, alors qu’il était en train de terminer un dossier important, Adrien fut appelé dans le bureau du directeur. L’employé était viré, l’entreprise allait mal, il fallait tout restructurer et comme il était le dernier arrivé et bien c’était lui qu’on remerciait. Une grosse boule monta dans la gorge du jeune homme. Quelle injustice ! Lui, Adrien, l’employé parfait, se faisait jeter alors que Martine, qui n’en fichait pas une, arrivée seulement six mois avant lui, gardait sa place dans l’entreprise ! La rage au ventre, il claqua la porte (c’était la première fois), prit ses affaires et se rendit au parc… même si on était pas mercredi ! Il devait s’aérer, il devait se calmer. Comme à chaque fois, il s’assit sur le banc, mangeant sa gaufre tout en regardant le lac impassible. C’était une jolie journée de printemps, le soleil était au rendez-vous, les oiseaux chantaient et les bourgeons étaient sur le point d’éclore. Adrien avait retrouvé une respiration plus calme. La vue de ce beau paysage l’avait apaisé. Il appréciait ce coin de nature en pleine ville, cet havre de paix. Aussi, n’avait-il pas aperçut qu’une jeune femme toute guillerette était venue s’installer à l’extrémité du banc. Elle devait avoir la trentaine, comme lui. Son visage pâle était illuminé par des yeux vert émeraude et des jolis cheveux bouclés. Soudain, elle se tourna vers lui, lui sourit et engagea la conversation. La belle inconnue était surexcitée car elle venait de signer un bail pour ouvrir sa galerie d’art. elle accomplissait enfin le rêve de sa vie. Mais elle l’avait mérité. Marine, c’est ainsi qu’elle s’appelait, lui expliqua que, depuis toute petite, elle avait dû se débrouiller. Orpheline à 15 ans, elle perdit sa mère, malade d’un cancer. Malgré ses combats incessants, elle n’avait pu vaincre la maladie. Sur son lit de mort, sa mère lui avait confié une pierre bleu turquoise chatoyante aux multiples facettes. Celle-ci appartenait à sa famille  depuis déjà quatre générations. Elle avait le pouvoir de renforcer la confiance en soi de sorte de pouvoir s’accomplir soi-même. La promesse était faite, Marine se battrait pour réaliser ses rêves, quel qu’en soit le prix. Depuis toujours, la jeune fille était attirée par « le Beau » : la beauté de la nature, la beauté d’une sculpture, d’une peinture. Elle pouvait rester des heures à admirer un tableau tout en rêvant, imaginant. Cela lui procurait un plaisir infini, un état de bien-être profond. C’est donc tout naturellement qu’elle poursuivit des études en Histoire de l’Art. Grâce à sa tante artiste, elle put très vite connaitre le milieu et se construire une réputation. Et aujourd’hui, non sans peine mais avec beaucoup de fierté, elle ouvrait sa propre galerie.

 – Vous viendrez au vernissage ? Je vous invite, c’est ce vendredi à 20h. Adrien accepta sans réfléchir son invitation, emporté par l’enthousiasme de Marine.

                Tout chamboulé par cette troublante rencontre, Adrien rentra chez lui. Il admirait cette fille, pas forcément gâtée par la vie, qui aujourd’hui semblait tellement heureuse et épanouie. Comme il aimerait, lui aussi, parler d’un de ses projets avec un tel engouement, ressentir ces petits papillons dans le ventre, faire preuve de ténacité et avancer coûte que coûte, qu’importe le qu’en dira-t-on !

                Adrien porta alors un regard amer et las sur sa vie. Et quelle vie après tout ? Il venait de perdre son travail, il fallait tout reprendre à zéro… il avait bien une passion mais pourrait-il en vivre ?

Après mûres réflexions, il décida de ne pas se rendre au vernissage. C’était un vendredi, et tous les vendredis, il allait souper chez ses parents. Depuis cinq ans déjà qu’il avait pris son envol, il n’y avait pas eu un vendredi sans qu’il n’aille manger chez eux. Qu’allaient-ils penser s’il n’y allait pas ? Ils allaient certainement être déçus et étonnés de ne pas le voir. Ils allaient poser un tas de questions auxquelles Adrien n’avait vraiment pas envie de répondre. Tant pis, il n’irait pas au vernissage. De toute façon, il ne connaissait personne, se sentirait perdu parmi tous ces gens. De plus, il ne connaissait rien à l’Art. Certes, il aimait admirer de belles œuvres mais quant à engager une conversation à propos de celles-ci… Non, il n’avait pas envie de se faire passer pour un idiot !

                Quelques semaines passèrent, il se promenait en ville après avoir été diner avec ses parents. Ceux-ci lui avaient communiqué tout leur stress lié à sa perte d’emploi. En tant que parents prévenants et investis, ils lui avaient dressé une liste de toutes les démarches à accomplir pour augmenter ses chances de décrocher LE BON JOB, un travail sûr et bien payé. Mais ses parents s’étaient-ils rendu compte que leur ambitions n’étaient pas celle de leur fils ?

                Tout à coup, Adrien sortit de ses pensées. Il venait d’apercevoir une galerie d’art. Il s’arrêta. En observant la vitrine, Adrien reconnut la jeune fille du parc. Elle le remarqua et lui fit signe d’entrer. Un peu gêné, il inventa une excuse bidon pour se justifier de ne pas avoir été présent à l’ouverture. Marine ne sembla pas y prêter attention et lui fit la visite de la galerie. L’enthousiasme et la passion avec laquelle elle lui présenta l’ensemble des œuvres redonnèrent à Adrien un peu de baume au cœur. La visite terminée, la jeune femme lui proposa un café. Ils s’installèrent dans l’arrière-boutique, un endroit cosy et charmant. C’est là qu’Adrien lui déballa toute sa vie. Lui qui n’avait pas l’habitude de se confier, il lui dévoila tous ses problèmes, son licenciement et ses parents en prime. Marine écouta sans mot dire avec bienveillance. Quand il eut terminé, elle se leva et fouilla dans son sac pour y prendre quelque chose. Les yeux brillants plein de malice, elle lui prit la main et déposa une petite pierre chatoyante de la couleur de la mer.

  • Et si aujourd’hui tu osais être toi et que ça se passait bien.

Adrien lui sourit, ému tant par le cadeau que par ses paroles. Il se posa un moment en face d’un tableau qui avait retenu son attention tout à l’heure. Il s’assit tenant au creux de sa main le bien précieux. Il resta ainsi immobile devant cette œuvre pendant un long moment. Quand Adrien se leva, il prit son manteau, embrassa la jeune femme. Après avoir relevé le col de son par-dessus, il glissa  la main dans sa poche tenant la pierre comme un talisman.

Aujourd’hui, il vivait le premier jour du reste de sa vie. Demain, Adrien s’inscrirait à cette formation.