Dans un pays très lointain bercé par la brise du nord vivait un fermier nommé Isidore. L’hiver, quand il était moins accaparé par sa ferme, Isidore œuvrait comme bûcheron. Ce labeur saisonnier était rude : il rejoignait une équipe de plusieurs hommes et, deux à deux, ils procédaient à l’abattage des plus beaux fûts, déjà vidés de leur sève. Ils les façonnaient, les dépouillant de leurs branches. Ensuite, ils les confiaient aux chevaux afin qu’ils les fassent glisser sur la neige jusqu’à la rivière glacée. Ce n’est qu’aux premiers jours de dégel que les énormes bûches étaient transportées par des courants empressés.

Isidore se levait aux aurores hivernales, déchiffonnait son visage à l’eau glacée, enfilait un lainage sur sa salopette, avalait d’une gorgée un café au goût âcre. Et après avoir attelé Touba, un cheval de trait particulièrement doux et massif, il s’en allait, sourire aux lèvres et cognée sur l’épaule, vers la forêt voisine pour accomplir sa besogne. Le fermier n’économisait guère son énergie. Il aimait ce travail saisonnier qui lui rappelait ses années de pensionnat durant lesquelles il avait noué de franches amitiés. Pourtant, les « bûcheux » n’étaient pas toujours tendres entre eux et quelquefois certains en venaient aux poings. Ces éclats laissaient Isidore en proie à un certain malaise, lui qui était d’un naturel paisible et plutôt discret.

Alors qu’il s’était éloigné du groupe des abatteurs pour satisfaire un besoin légitime, Isidore entendit un bruissement dans les fourrés voisins. Songeant à un renardeau pris au piège, il s’aventura courageusement dans les entrelacs d’aubépines. Soudain, il se sentit happé par les bras piquants des ligneux. Il tenta de se débattre et de résister à cette étrange aspiration. Rien à faire ! Il perdit l’équilibre et eut la curieuse sensation de tomber dans un gouffre. La chute lui parut interminable. Mille idées lui tournoyaient dans la tête, s’entrechoquant,  disparaissant et réapparaissant. Une spirale infernale !

L’atterrissage fut brutal : l’impression de se fracasser tout entier sur le sol. Peut-être Isidore perdit-il connaissance ? Lorsqu’il reprit ses esprits, il crut rêver. Il était étendu sur le collet d’un chêne à la circonférence impressionnante : dix hommes ne pourraient pas le contenir de leurs bras ! Et, levant des yeux ébahis, il découvrit un arbre à la hauteur vertigineuse. Il ne parvenait pas à en distinguer la cime.

– « Où suis-je ? », se demanda le fermier.

– « Je suis l’arbre de vie et tu es dans mon royaume, celui des arbres. », lui asséna une voix inconnue.

Ces mots n’étaient pas de lui, le ton caverneux non plus. Mais d’où venaient-ils ? Il regarda autour de lui et ne vit rien d’autre qu’une forêt luxuriante, recouverte d’un tapis de mousse.

Isidore se redressa péniblement, les membres endoloris. Même épuisé et à bout de force, il cria désespérément pour appeler ses compagnons à la rescousse. C’est alors qu’il entendit résonner à nouveau la voix dans sa tête.

– « C’est moi, sombre crétin ! « 

Un doute l’assaillit : ces mots lui seraient-ils soufflés par le solide Géant ?

– « Impossible ! Je deviens fou. »

Ébahi, il prit alors conscience que le chêne communiquait directement avec lui, comme si l’arbre de vie s’était glissé dans son esprit.

– « J’ai perdu pied, je me suis perdu. Comment puis-je rentrer chez moi ? », admit Isidore, désemparé.

– « Adresse-toi à au noisetier. Il te fournira une baguette qui te permettra de retrouver la sortie du royaume des arbres. »

Isidore se sentit soulagé : il pourrait retrouver son chemin et poursuivre le cours normal de son existence. Il parcourut la forêt à la recherche du providentiel coudrier.

Après plusieurs centaines de mètres, fourbu et découragé de n’avoir pas encore trouvé l’arbrisseau, il fut tout à coup retenu par des branches souples et épineuses qui l’empêchaient d’avancer. Isidore tenta de se dégager des ronces. Il se débattit comme un beau diable, s’acharna. Rien n’y fit.

– « Pourquoi t’obstiner à traverser les ronces ? Ne vois-tu pas le sentier sur ta droite ? », l’interrogea un arbre à la silhouette gracile.

Éberlué, notre valeureux fermier se retourna et remarqua un étroit passage masqué par quelques prunelliers hirsutes. Comme par magie, la pionnière agressive rentra ses aiguillons acérés et libéra sa proie. Suivant le conseil éclairé du peuplier, Isidore s’engagea sur la bonne voie.

Sa marche était aisée et il avançait sans peine. Malgré la fatigue, il sentait l’énergie regagner lentement ses muscles. Son esprit était léger et confiant : désormais, Isidore savait qu’il pourrait regagner son monde. Il progressait d’un pas sûr et rapide.

Un sage au tronc d’argent se dressa brusquement devant lui et, d’une voix douce et enveloppante, lui confirma :

– « Tu arrives bientôt au bout de ton voyage, Isidore. N’oublie pas d’économiser tes forces. »

Après un long périple, Isidore aperçut enfin un enchevêtrement de noisetiers. Il s’approcha du taillis dans lequel il distingua un arbuste chétif. Son bois était mordoré et tortueux. Il devina aussitôt en lui son guide. Il s’avança et isola une tige flexible et robuste, la sectionna habilement à l’endroit où elle formait un coude.

La branchette se mit à trembler entre ses mains. Elle l’aspirait vers l’avant.

C’est à ce moment qu’il ouvrit les yeux avec stupeur : il était couché au pied de son lit, agrippant son oreiller.

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